La politique culturelle de Fleur Pellerin (2 septembre)
Élisabeth Lévy. Vous avez été très frappé par le premier entretien que Fleur Pellerin a accordé au Monde en tant que ministre de la Culture…
Alain Finkielkraut. Le film israélien L’Institutrice raconte l’édifiante histoire d’un enfant poète « exilé sur le sol au milieu des huées », tel L’Albatros de Baudelaire. Quand d’autres gamins de son âge crient soudain : « Pipi ! Pipi ! », il s’exclame : « J’ai un poème ! » et, se dandinant d’un pied sur l’autre, il se met à vaticiner. Son institutrice, fascinée par ce petit Mozart du vers libre, décide un jour de l’enlever pour le soustraire au monde de brutes dans lequel il est condamné à grandir et à vivre. La tentative échoue bien sûr et le spectateur est invité à méditer tristement sur cet inévitable retour à l’ordre. Sauf que la vérité qui éclate dans le film contredit son message apparent. L’Institutrice prend ostensiblement le parti des poètes, et ce qui nous est infligé en guise de création spontanée, ce sont des combinaisons arbitraires de mots adultes proférés par une bouche enfantine. Le film dit justement que la poésie est tombée dans l’oubli, mais il révèle à son corps défendant que cet oubli se manifeste aujourd’hui dans la poésie même.
Il en va de la culture en général comme de l’activité poétique. Se cultiver, c’était, comme l’écrit Renaud Camus, « aller voir chez les morts, entre les pins, entre les tombes, ce qu’il en est de nous-mêmes et de la vie ». L’ultra-subjectivisme contemporain nous dispense de ce détour. Chacun désormais est censé penser par lui-même et s’estime, dès le plus jeune âge, en mesure de tout tirer de son propre fonds. L’heure est venue des cogito à tablette et en barboteuse. C’est donc aux enfants et aux adolescents que Fleur Pellerin remet solennellement les clés de la culture : « Les discours qui viennent d’en haut sont dépassés, dit-elle. La jeunesse se défie des institutions. Aujourd’hui, il faut repenser l’accès aux arts et à la culture à l’aune des nouvelles générations, en partant de leurs codes, de leur désir d’expression. » Comme Fleur Pellerin est à l’écoute, elle nous révèle que « les jeunes sont connectés », elle nous apprend qu’« ils ont une expérience artistique qui leur est propre, avec des pratiques culturelles spontanées sur lesquelles il faut s’appuyer : il y a ceux qui chantent dans les chorales, ceux qui graffent sur les murs, ceux qui font des dons sur les plateformes de placement participatif… »
Auguste Comte définissait autrefois la société par le culte des morts. Et son disciple Alain écrivait que « sans la piété en quelque façon filiale qui cherche des idées dans les grands précurseurs, on n’aurait point d’idées du tout ». En matière culturelle, autrement dit, le spontanéisme n’est pas de mise : « Tout homme imite un homme plus grand que nature, que ce soit son père, ou son maître, ou César, ou Socrate ; et de là vient que l’homme se tire un peu au-dessus de lui-même ». Nous n’en sommes plus là. À l’âge mimétique a succédé, nous annonce Fleur Pellerin, celui des « milliers de petites épiphanies individuelles ». Les morts ont été licenciés et, avec eux, les livres : la nouvelle ministre de la Culture vient d’avouer sans complexe qu’accaparée par ses notes, ses fiches, ses documents et ses écrans, elle n’en a pas lu un seul depuis deux ans. La culture est morte et son assassin porte le même nom : c’est le crime parfait.
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*Photo: PLV/SIPA.00692569_000070.